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Transcription (traduction)
Tobi Nussbaum : Bonjour et bienvenue à Histoires de la capitale, un balado qui traite des différents aspects de l’histoire, de la vie et des moments forts à la CCN – qui célèbre cette année son 125e anniversaire. J’accueille aujourd’hui Barry Padolsky, architecte du patrimoine, à la Ville d’Ottawa, et Heather Thomson, gestionnaire du Programme du patrimoine, à la CCN. Merci de vous joindre à nous. J’ouvre la discussion avec la question suivante : pourriez-vous situer Ottawa, dans la région de la capitale nationale, en 1899? Qu’est-ce qui s’y passait? De quoi avait-elle l’air? Qu’y faisaient les gens? Heather, aimeriez-vous commencer?
Heather Thomson : Oui, certainement. Il est très intéressant de se demander ce qui s’y passait à l’époque, car la ville était très différente de ce que nous voyons aujourd’hui. Pensons aux voies navigables, par exemple. Les rives étaient bordées d’usines et de manufactures. La rivière des Outaouais était pleine de billots et de sciure de bois. Il y avait beaucoup… Il y avait l’ancien bâtiment du Parlement; Donc, l’ancien Édifice du centre était là. C’était aussi une époque très ambitieuse. L’électricité arrivait tout juste, et Ottawa était un modèle d’électrification, d’éclairage. On y a vu la première auto, que conduisait Thomas Ahern, sur la rue Spark. Les gens étaient émerveillés de cela, ce qui montre que les autos étaient encore très rares. Il y en avait [très peu]. En 1899, vous savez, ce n’était donc que le début. Beaucoup de choses étaient en train de changer. C’était vraiment une ère de changements importante.
Tobi Nussbaum : Barry, si nous pouvions voyager dans le temps, quelles seraient les caractéristiques vraiment remarquables de la vie à Ottawa en 1899?
Barry Padolsky : Ce qui m’intéresse de cette époque, c’est la façon dont les villes étaient conçues; la manière dont elles géraient la croissance et, bien sûr, la naissance de l’idée qu’Ottawa pouvait être la Washington du Nord, au Canada – comme le prônait le premier ministre libéral, Sir Wilfrid Laurier. C’est un legs très puissant qu’il a laissé au gouvernement fédéral pour façonner et imaginer Ottawa; en tant que capitale plutôt que comme une ville qui se distingue par la présence de la première auto et tout ce dont vous avez parlé. À mes yeux, c’est un jalon important.
Tobi Nussbaum : Oui. Alors, voici. Nous sommes en 1899. Wilfrid Laurier est premier ministre. Heather, qu’est-ce qui a motivé le premier ministre à créer la Commission d’embellissement d’Ottawa, à votre avis?
Heather Thomson : Eh bien, voilà. Comme Barry l’a dit, Wilfrid Laurier voulait créer une capitale empreinte de dignité, car, comme nous venons de le dire, il s’y trouvait les édifices du Parlement; qui étaient très beaux. Mais tout autour, et dans la ville elle-même, l’environnement était industriel. Pour Wilfrid Laurier, ce n’était vraiment pas un endroit aussi digne que Washington. Fait très intéressant, quelques années plus tard il faisait appel à Frederick Todd pour rédiger un rapport sur la capitale et réfléchir à ce qu’elle pourrait devenir. M. Todd a pour ainsi dire corrigé le premier ministre – qui parlait d’une Washington du Nord – en disant qu’Ottawa n’était pas Washington. Elle a même beaucoup plus à offrir, à bien des égards, à cause de sa géographie, de sa beauté pittoresque et des rivières qui la traversent. Il a parlé de la Colline; des possibilités qu’offraient les rivières et les voies navigables pour l’aménagement de parcs, d’espaces verts et de promenades pittoresques, afin d’amener concrètement les gens à l’eau; et de contribuer à la santé et aux loisirs, dans ce qui était une ville industrielle. Ça a fini par changer la vision de ce que pouvait devenir la capitale. Et cette vision s’est rendue jusqu’à nous.
Tobi Nussbaum : Bien entendu, je crois que c’est important. Pouvons-nous faire un arrêt et revenir un moment à Frederick Todd, question de comprendre un peu comment il a été choisi et qui l’a choisi? Je crois qu’il était bostonien ou qu’il travaillait à Boston, à l’époque… Comment est-ce arrivé? Racontez-nous un peu, Heather, puis Barry, comment tout cela s’est passé. Il y avait peut-être un lien entre M. Todd et Olmsted. Alors si vous pouviez nous parler de cela aussi, ce serait formidable.
Heather Thomson : Oui, tout à fait. Alors, il n’était qu’apprenti à Olmsted, mais il est considéré aujourd’hui comme étant le premier architecte paysagiste du Canada parce qu’il y a fait beaucoup de travail. C’est aujourd’hui une personne d’importance historique nationale. On l’a choisi pour rédiger un rapport, essentiellement. On dit souvent le « plan » Todd, mais c’est en réalité un rapport, qui contient un certain nombre de recommandations. C’est très intéressant, car les recommandations qu’il a formulées ont été reprises dans les plans ultérieurs, de différentes façons. C’était donc un rapport extrêmement influent, même si M. Todd était quant à lui plutôt modeste. C’est un rapport superbe. Ça se voit en le lisant. Ce qui est intéressant, c’est que c’était un rapport assorti de recommandations. À l’époque, la Commission d’embellissement, créée par Wilfrid Laurier, n’avait pas les pouvoirs dont dispose aujourd’hui la CCN depuis la création de la Loi sur la capitale nationale, et nous pourrons revenir sur ce point, mais, ce rapport contenait des recommandations qu’il n’était pas nécessaire de mettre en œuvre très, très rapidement en partant. Fait intéressant, c’est un rapport assorti de recommandations. Cela dit, certaines mesures [à cet égard] ont très vite été mises en œuvre. M. Todd était admiratif du travail que faisait déjà la Commission d’embellissement, comme l’aménagement de la promenade du canal Rideau, l’un de ses premiers projets, qui est l’actuelle promenade de la Reine-Elizabeth. Et on tend à oublier que ce projet a réellement transformé le canal, qui avait un caractère très industriel, en un genre de promenade panoramique vers la colline du Parlement – qui allait former le début d’un réseau magnifique de promenades et de parcs.
Tobi Nussbaum : Bien. Barry, que retenez-vous du plan Todd? Y a-t-il des choses à faire remarquer pour cette première décennie d’existence de la Commission d’embellissement?
Barry Padolsky : Eh bien, je vis dans le quartier Côte-de-sable, à Ottawa; en face du parc Strathcona. C’est bien sûr un des projets de la Commission d’embellissement. J’ai de l’admiration pour cela; j’ai de la chance de vivre juste à côté et d’en profiter. À Ottawa, aujourd’hui, on a l’impression que les idées de la Commission d’embellissement – et du rapport Todd – ont pris racine et contribué à ce que nous considérons aujourd’hui comme étant une belle capitale nationale. Ce qu’il faut aussi retenir de cette époque, c’est qu’en souhaitant que la capitale puisse rivaliser avec Washington à sa manière, nous avons pris conscience de nos lacunes. Dans tous les autres pays, il y avait des musées [dans la capitale], mais nous n’en avions pas. Et pour rivaliser avec les autres pays et montrer que le Canada était une nation à part entière – un véritable dominion, avec tout ce que cela comporte – il fallait construire un musée. Donc, à l’axe de la rue Metcalfe, au sud du Parlement, le gouvernement du Canada a acquis le terrain du Musée commémoratif Victoria; et sa construction a commencé en 1905 et s’est achevée en 1910. C’était un objet de fierté – tant pour la Ville que pour le pays – de pouvoir disposer d’un musée. Tenez, pourriez-vous imaginer une [grande] ville canadienne sans une équipe nationale de hockey? Il en faut une! Alors nous devions avoir notre musée. C’était à peu près l’équivalent. Et dans ce musée, il allait évidemment y avoir des éléments d’histoire culturelle, mais aussi des éléments géologiques et naturels – et le Musée des beaux-arts du Canada. Tout était concentré là. C’était une contribution majeure du gouvernement pour créer des institutions emblématiques de la capitale.
Heather Thomson : Et, Barry, vous avez participé à la rénovation de ce musée, récemment.
Barry Padolsky : C’est vrai. J’ai passé environ sept ans de ma vie au sein de l’équipe d’architecture et d’ingénierie qui a restauré le musée – et la tour, mais c’est une autre histoire dont nous pourrons reparler. Pour en revenir au musée, son histoire remonte en partie à 1950, moment où Jacques Gréber a créé le plan d’aménagement qui a suivi. Nous en parlerons un peu plus tard dans ce balado. Il faut savoir que M. Gréber prêchait la démolition de musée. « Il est obsolète », disait-il. « Nous n’en avons plus besoin. » « Nous en construirons un nouveau. » L’histoire d’Ottawa n’est pas homogène. Elle combine de nombreuses petites histoires et il y a eu des hésitations. En regardant en arrière, nous aurions pu faire les choses autrement. Heureusement, dans le cas du musée, nous n’avons pas suivi le conseil de M. Gréber.
Tobi Nussbaum : Exact. Mais avant de poursuivre avec le plan Gréber, rappelons quelques faits importants qui sont survenus entre 1903 et le début des années 1950. Parlons d’abord du planificateur suivant, Edward Bennett. La Commission d’embellissement l’avait engagé… sur la recommandation du premier ministre, Sir Robert Borden? Ou plutôt, est-ce que ce premier ministre a joué un rôle auprès de la Commission d’embellissement pour qu’elle commande un nouveau rapport? Heather?
Heather Thomson : C’est une bonne question. Je ne connais pas le détail de l’histoire et je ne suis pas certaine. Et vous, Barry? Le savez-vous?
Barry Padolsky : Je n’ai pas de détails précis à vous donner, mais Robert Borden a joué un rôle très important dans la volonté de doter la capitale d’un véritable plan, un plan plus complet. Allez-y, Heather.
Heather Thomson : Voilà, je crois que ce plan, qui reposait sur un certain nombre des idées qu’avait émises M. Todd, s’inspirait de cela et –, je suis curieuse de savoir ce qu’en pense Barry –, il accentue l’approche d’« embellissement » de la capitale en matière de planification, en s’inspirant un peu du mouvement des beaux-arts. Encore une fois, certaines des recommandations qu’il contient étaient, disons, très intéressantes; mais elles seraient remises en question aujourd’hui; par exemple l’idée de la grande place qui devait recouvrir une partie du canal. Certaines des orientations proposées n’étaient pas très avancées, vous savez – mais pas toutes. Certaines l’étaient. En termes d’architecture, je reviens à ce que vous dites à propos du musée. Au moment de l’élaboration du plan, une certaine architecture s’imposait dans le même esprit. Je pense au Château Laurier et à la nouvelle gare Union, qui date de 1912, donc juste avant le plan Bennett. Une vision de ce genre soutenait en partie, je suppose, ce type d’architecture inspirant pour le cœur de la capitale. Qu’en pensez-vous, Barry?
Barry Padolsky : Ça peut sembler rébarbatif à certaines personnes à l’écoute, mais j’encourage vivement les gens à se procurer le rapport Holt – que personnellement j’appelle le plan Edward Bennett – et à le lire. C’est une lecture fascinante à mon avis. Ce que je trouve intéressant à propos de ce rapport, en espérant que ça n’ennuiera pas les gens, c’est qu’il s’agit du premier plan d’urbanisme véritablement complet pour la capitale. Ce n’était pas qu’un recueil d’idées romantiques et esthétiques, c’était un plan de travail. On y abordait la croissance de la population, la capacité du réseau de transport public... On y formulait des recommandations, comme l’aménagement d’un tunnel entre l’ouest et la nouvelle gare Union, afin que les trains et tramways puissent aller encore plus loin et relier les transports interurbains et intraurbains. Alors oui, c’était un plan de travail. Edward Bennett était un vrai planificateur. Son travail et ses idées reposaient sur des enquêtes, des évaluations et des analyses. On se penchait sur la question des voies ferrées qui entraient en ville, où il y avait beaucoup d’improvisation. Et à cet égard, ce plan était plutôt solide. La raison pour laquelle je pense que même les profanes seront curieux de le lire, c’est qu’il n’a jamais été mis en œuvre. Il n’a servi qu’à ramasser la poussière. Pourquoi? Robert Borden, son maitre d’œuvre, l’avait présenté au gouvernement, mais c’était au beau milieu de la Première Guerre mondiale, tandis que le pays était préoccupé par les évènements – c’est-à-dire la guerre! Commencer à mettre en œuvre des projets d’embellissement à l’échelle locale, pour la capitale, semblait donc inapproprié. Et tout de suite après la guerre, le gouvernement conservateur a été défait. Les libéraux ont pris le pouvoir, avec Sir William Lyon Mackenzie King en tête. Et il était hors de question que Mackenzie King mette en œuvre un plan pour la capitale qu’avait réalisé un gouvernement conservateur. Ce plan est donc mort de sa belle mort. Pour cette raison, il vaut la peine d’être lu. Et aussi, en examinant les plans directeurs qui ont suivi, il faut reconnaitre que le plan Bennett contenait de nombreuses idées pragmatiques et esthétiques très valables.
Tobi Nussbaum : Effectivement. Vouliez-vous ajouter quelque chose, Heather?
Heather Thomson : Eh bien, vous avez parlé de la question du transport en commun; notamment du système de tramway, qui était très dynamique à partir des années 1890 et qui a fini par être supprimé. Aujourd’hui, beaucoup de gens s’en ennuient. Le plan Gréber l’a plus tard préconisé. Ce qui fait que certains des éléments du plan précédent, comme vous l’avez dit, ont fait partie de la réflexion, et ce, sur une variété d’aspects – dont le transport en commun.
Barry Padolsky : Oui. Et pour les gens qui prennent le train léger, aujourd’hui – qui passe sous terre dans le cœur de la capitale – et qui descendent aux stations qui ont été créées – c’est la réalité de 2024. Ce tracé avait été envisagé par M. Bennett. Le tunnel qu’il recommandait de construire suivait plus ou moins ce tracé. Et il nous a fallu 100 ans pour l’aménager!
Tobi Nussbaum : Alors, vous avez déjà mentionné Mackenzie King, Barry, et nous voici dans les années 1920. Pouvons-nous parler un peu de ce premier ministre, de son intérêt pour la capitale et de sa relation avec Jacques Gréber? Heather, aimeriez-vous commencer?
Heather Thomson : Bien sûr. Oui. Il avait fait la connaissance de M. Gréber plus tôt, dans les années 1920 ou 1930, si je me souviens bien, mais il l’a rencontré assez tôt et l’a invité à venir lui parler de la capitale. Ensemble, ils ont travaillé à la place de la Confédération et à l’idée du Monument commémoratif de guerre du Canada et du design de son emplacement. Il l’a réinvité, et M. Gréber s’est vraiment penché sur la capitale. Mais il avait une vision particulière. Il venait d’une école d’urbanisme plutôt axée sur les Beaux-Arts, mais s’orientait quelque peu vers des idées plutôt modernistes. Ses plans étaient donc particulièrement étonnants. C’était l’époque des plans d’envergure imposés d’en haut, en quelque sorte. Ces plans ne faisaient l’objet d’aucune participation ou consultation. Je crois qu’il a froissé certaines personnes du simple fait qu’il venait d’ailleurs et donnait des conseils de l’étranger. C’était malgré tout un planificateur très respecté. Alors le premier ministre a donc fait appel à lui, et il a élaboré ce plan. Les changements qui en ont découlé étaient draconiens, qu’il s’agisse d’étendre la Ceinture de verdure; d’étendre et de créer officiellement le parc de la Gatineau; ou de déplacer les voies ferrées, voire de les enlever complètement – c’était transformateur, n’est-ce pas? Et il n’y avait pas que le plan, dans ce cas-ci. Quelques années plus tard est arrivée la Loi sur la capitale nationale, qui donnait à la CCN des pouvoirs d’expropriation; prévoyait son financement; et rendait la CCN apte à mettre en œuvre son plan et à réaliser des transformations extrêmes dans la capitale, dont beaucoup sont appréciées aujourd’hui et d’autres, assez difficiles à assumer. Songeons à la démolition des plaines LeBreton, par exemple, et à certains autres projets à propos desquels, avec le recul, les avis sont partagés.
Tobi Nussbaum : Situons maintenant dans le temps la relation de M. Gréber avec la capitale. Il était ici dans les années 1930. La guerre avait interrompu la planification dans la capitale, puis il est revenu, après la Seconde Guerre mondiale, pour achever son plan, qui a été publié en… 1950?
Heather Thomson : 19… 1949.
Tobi Nussbaum : Un fait intéressant à propos de M. Gréber : il était Français et avait travaillé aux États-Unis, je crois, avant de venir à Ottawa. Que faut-il retenir du fait que MM. Todd et Bennett étaient Américains et que M. Gréber était Français? Faut-il y voir un signe de confiance dans le fait que nous cherchions les meilleurs planificateurs au monde pour catalyser la construction dans la capitale, ou plutôt le fait que le Canada ne disposait pas, à ce moment-là, d’une expertise suffisante? Barry, que pensez-vous du fait que nous ayons cherché à l’étranger? Était-ce un signe de maturité de la part du Canada, à ce moment-là?
Barry Padolsky : Disons que le Canada disposait alors d’une capacité de planification en croissance. Notre pays n’était pas aussi expérimenté que les autres et n’avait pas la même notoriété. Et il faut reconnaitre aussi que le premier ministre a joué un rôle important à ce moment-là. C’était un homme qui avait une vision globale de la place qui revenait au Canada dans le monde. Il n’avait aucune hésitation à identifier les grands noms de ce monde, à les rencontrer et à les attirer au Canada. Mackenzie King, voyant les ruines de la bibliothèque Carnegie, en a rapporté des morceaux. Il ne craignait pas d’importer les objets qui, selon lui, pouvaient contribuer à la richesse du Canada. Nous parlons du plan Gréber… Il faut y reconnaitre les signes d’une capitale en croissance; une croissance exponentielle, d’ailleurs. À l’époque où le plan a été présenté, soit en 1949-1950, environ 250 000 personnes vivaient dans la région de Gatineau-Ottawa. Et son plan prévoyait que la population allait doubler. Comment allions-nous faire face à une population qui double? Il ne s’agissait pas seulement d’embellir la présence fédérale; de complémenter le parc et les édifices; d’aménager des avenues et la place de la Confédération; et d’autres choses de ce genre. Il fallait un plan pratique qui tienne compte des réalités d’une vraie ville. Et c’est un des aspects qu’il faut reconnaitre à propos du plan Gréber.
Heather Thomson : Et c’est une des difficultés qu’il fallait aplanir avec ce plan…; la croissance démographique a été largement sous-estimée. N’est-ce pas? M. Gréber s’attendait à ce que la population double d’ici l’an 2000, mais elle a doublé dans les 15 ans qui ont suivi la publication de son plan. C’est attribuable à la fois au baby-boom et aux évènements. Personne ne s’attendait que la population augmente à ce point. C’est ce que les gens ont critiqué. L’idée derrière la Ceinture de verdure, et d’autres projets de ce genre, était qu’elle devait principalement contenir l’étalement urbain... Ce sont là quelques-uns des changements. Ce qui est intéressant dans le contexte du plan Gréber est que, même si certaines critiques sont justifiées, nous apprécions néanmoins beaucoup de ce qui a été fait à l’époque, même le retrait des voies ferrées. Les gens s’écriaient : « Ah! pourquoi a-t-on retiré la gare du centre-ville? ». Et nous avons maintenant des promenades, comme celle du Colonel-By, qui ont amélioré le caractère expérientiel de capitale, et ce, à beaucoup d’égards. C’est un de ces cas où, en rétrospective, il est parfois difficile de jeter un regard en arrière. Voilà.
Barry Padolsky : Oui, et si je peux me permettre, j’ajouterai, Heather… Je suis très intéressé par le plan Gréber; d’un point de vue académique, mais aussi dans une perspective intimement personnelle et expérientielle; parce qu’en 1961, j’étais ce jeune architecte winnipegois qui arrivait à Ottawa. La Commission de la capitale nationale avait à peine deux ans d’existence. On sait que le gouvernement a voulu donner suite au plan Gréber. Ce n’était pas qu’un simple plan sur papier. Il lui a fallu quelques années pour se mobiliser à cette fin. Le gouvernement a compris, comme vous l’avez justement dit, qu’il avait besoin d’un instrument pour concrétiser sa vision. Et cet instrument s’est traduit dans une loi, la Loi sur la capitale nationale, qui donnait à la CCN des pouvoirs appréciables. Quand je suis arrivé ici, en mai 1961, en sortant de la gare Union j’ai posé un regard de jeune architecte autour de moi. J’ai vu le Château Laurier et, à gauche, la place de la Confédération, l’édifice de l’Est, la Tour de la Paix… J’ai cru que j’arrivais au paradis! Et je me suis dit que c’était là que je voulais vivre. Que c’est ici que je voulais faire carrière. Et que c’était une ville très vivable. […] à l’époque, la population d’Ottawa, ou Ottawa-Gatineau, s’élevait à environ 400 000. Aujourd’hui, elle s’élève à 1,4 million. Alors, au cours de ma vie professionnelle, j’ai vu la capitale d’Ottawa s’agrandir d’un million de personnes. Parmi les choses auxquelles je me suis intéressé, il y avait le rôle de la CCN et son influence. Je pensais qu’il n’y avait rien d’autre, à Ottawa. Je ne savais même pas qu’il existait une administration de la Ville d’Ottawa tellement la CCN avait d’ascendant, à cette époque; tellement elle mettait d’ardeur à réaliser le plan Gréber. Je veux dire... À mon arrivée, la CCN procédait à des expropriations pour créer la Ceinture de verdure, n’est-ce pas? J’ai été témoin de cela pendant que je découvrais ma voie à Ottawa. Même chose pour la création du pré Tunney, un pôle d’emploi fédéral qui visait essentiellement à répartir la fonction publique fédérale dans des sous-centres régionaux, au centre de districts. Idem pour les Buttes de la Confédération. Tous ces projets ont nécessité des expropriations et de la construction. C’est une période de militantisme très importante, qui a vu la réalisation du plan Gréber et son implantation dans la capitale, se faire de façon autoritaire. Il n’y a pas eu beaucoup de consultations avec la Ville d’Ottawa ni avec la Ville de Hull. C’était une CCN militante; qui a littéralement et considérablement changé la face de la capitale, et pas seulement de son centre-ville. Comme vous l’avez dit, même l’emplacement des voies ferrées a changé. M. Gréber recommandait la démolition de la gare Union. Quel intérêt avait-il pour la conservation du patrimoine? Très peu, merci. Je me souviens que, jeune architecte au milieu des années 1960, je m’estimais très chanceux de travailler au cabinet d’architectes Hart Massey. La CCN avait engagé M. Massey pour revoir la vision de la place de la Confédération et, à l’époque, pour transformer ou réaliser les vues du plan Gréber, qui préconisait d’y aménager un grand parc urbain digne de rivaliser avec Central Park. La CCN avait engagé John Parkin, John B. Parkin Associates pour repenser – et revitaliser – le plan du cœur de la capitale. Avec M. Massey, j’ai travaillé à l’actualisation du plan Gréber sur ce point. En essence, ce plan préconisait le remplacement de la gare Union par un nouveau centre de congrès; le réaménagement de tous les terrains ferroviaires pour en faire un complexe gouvernemental; et la revitalisation de la place de la Confédération en y aménageant, par exemple, divers éléments tels qu’un nouveau centre national des arts, encore à venir. Bref, c’était une période très importante, que j’ai pu observer sur le terrain et à laquelle j’ai modestement contribué.
Tobi Nussbaum : C’est une histoire fascinante. Il faut bien comprendre que tout cela a commencé en 1899, avec la création de la Commission d’embellissement. Nous n’avons pas parlé du changement de ce nom à Commission du district fédéral, dans l’intervalle. Mais en 1959, la Loi sur la capitale nationale a été créée, changeant officiellement ce nom, encore une fois, pour la CCN. Et ce que vous dites, Barry, est qu’au cours de ces premières années d’existence de la CCN sous cette forme, la mise en œuvre du plan Gréber a été très ambitieuse. Heather, vous avez mentionné le retrait des voies ferrées. Quels autres grands mouvements, au cours des années 1960, vous semblent les plus importants pour la première décennie d’existence de la CCN?
Heather Thomson : Eh bien, voilà. Comme Barry l’a dit, c’était des temps de transformations profondes et ambitieuses. Et je trouve très intéressant de parler de « militantisme », comme vous l’avez fait plus tôt. Alors, oui, nous pourrions parler de beaucoup de thèmes intéressants. Le retrait des voies ferrées, les expropriations dans la Ceinture de verdure et aux plaines LeBreton... Ces grands projets ont entrainé de grands changements. Et à ce propos, nous avons récemment entrepris de recueillir des bribes d’histoire orale auprès des gens pour qui ces changements ont bouleversé la vie. C’est dans ces situations-là que le militantisme, ou la position très proactive, de la CCN a été critiquée, notamment en raison des expropriations. Dans notre travail aux plaines LeBreton, nous avons consigné l’histoire orale des gens qui ont reçu un avis d’expulsion et qui, très peu de temps après, ont vu leur maison se faire démolir. C’était pareil pour la Ceinture de verdure, où l’expropriation concernait des propriétés agricoles. Certaines des fermes expropriées ont même été louées aux mêmes personnes par la suite. Certaines ont été détruites et les terres ont été reboisées; ce qui nous permet aujourd’hui de profiter de magnifiques forêts et aires naturelles dans la Ceinture de verdure. Certains terrains étaient des fermes, et elles ont été expropriées. Il y a également eu des expropriations pour créer le parc de la Gatineau, dont nous apprécions beaucoup des aménagements créés par la suite. Évidemment certains de ces biens ont été acquis par des moyens plutôt extrêmes, comme l’expropriation, et par acquisition. C’est une situation délicate. Cela dit, j’aimerais discuter avec vous, Barry, de la tension qui existait à l’époque à propos du choix entre aménager, réaménager et conserver. Parce qu’une autre des activités de la CCN, dans les années 1960, était de réaliser des examens… La CCN a produit un rapport très intéressant, en 1961, juste comme vous arriviez à Ottawa, sur la disparition du patrimoine, Our Vanishing Heritage. On y mentionnait de nombreux bâtiments patrimoniaux importants à conserver, que la CCN devait acquérir pour les protéger. Et un grand projet qui a découlé de cela est celui du « mille historique » du Canada. Il consistait à acquérir un grand nombre de bâtiments le long de la promenade Sussex, pour en faire des composants du parcours d’honneur entre Rideau Hall et la colline du Parlement. Pour assurer la conservation de nombreuses structures patrimoniales importantes qu’elle pourrait ainsi protéger, restaurer et revitaliser. Il existait donc une tension intéressante, puisque la CCN protégeait vigoureusement certains secteurs tandis qu’elle en réaménageait d’autres complètement. Je ne sais pas. Qu’en pensez-vous?
Barry Padolsky : Je suis heureux que vous en parliez. Je dirais qu’à mon arrivée, le public avait peu d’intérêt pour la conservation du patrimoine. Nous étions en contexte d’après-guerre. Tout le monde voulait du neuf. Les gens fuyaient vers la banlieue, où ils pouvaient avoir une cour arrière et élever leurs enfants. Le cœur de la ville se vidait et un grand nombre de bâtiments étaient négligés. La CCN… J’ai toujours admiré son rôle de chef de file en matière de conservation du patrimoine. Et j’en profite pour parler des grands architectes méconnus qui y ont travaillé, comme John Leaning, architecte en chef à la CCN, que j’ai connu, et des gens comme Hazen Sise. La plupart des gens ne le savent pas, mais c’est M. Sise qui, dans les années 1960, a été engagé par la CCN pour diriger l’inventaire des bâtiments historiques à conserver dans la capitale. Et la CCN avait des planificateurs et historiens comme Robert Haig et Michael Newton qui ont réalisé des inventaires extraordinaires et précis, auxquels on peut encore se fier aujourd’hui. Et Hazen Sise, par exemple, a beaucoup milité pour la conservation du couvent de la rue Rideau et de sa chapelle, en 1971. À mon retour d’Écosse, en 1969, où j’étais allé étudier l’urbanisme; après avoir abandonné la capitale pendant environ deux ans (mais ça en a valu la peine), M. Sise a couché sur papier les raisons de désigner site historique national la chapelle du couvent de la rue Rideau. Aucune protection n’a été accordée, mais grâce à ce travail, la CCN et le Musée des beaux-arts du Canada ont pu acquérir les pièces de la chapelle qui sont exposées aujourd’hui à ce musée. Cette réalisation a démontré très tôt le côté conservation du patrimoine de la CCN dans sa capacité à comprendre la valeur culturelle du passé.
Heather Thomson : Tout à fait. Et c’est en partie ce qui a mené à la création du cadre fédéral de la conservation du patrimoine et du Bureau d’examen des édifices fédéraux du patrimoine, que la CCN a largement contribué à mettre en œuvre. Et, comme vous l’avez dit, je pense qu’à la CCN, il y a eu un véritable intérêt pour la conservation du patrimoine à l’époque. Parallèlement, la CCN faisait beaucoup de réaménagement, et une nouvelle architecture d’intérêt faisait son apparition, comme vous l’avez mentionné. Le Centre national des Arts, la nouvelle gare d’Ottawa… Ces bâtiments d’architecture nouvelle d’alors sont aujourd’hui sur la liste des lieux historiques nationaux, et la gare est une gare ferroviaire patrimoniale. Ça a pris une tournure intéressante.
Barry Padolsky : C’est un peu, Heather, ce à quoi vous faisiez allusion tout à l’heure; à savoir que l’architecture de l’époque était intentionnellement expérimentale. Le parc et la gare expriment un langage moderniste, qu’il soit brutaliste ou rationaliste. [Sur le plan anecdotique], l’autre jour encore j’ai fait un aller-retour Ottawa-Toronto en train, et j’ai traversé la station du chemin Tremblay, la gare Union relocalisée. Et c’est toujours une pièce d’architecture moderniste sans pareille. C’est probablement mon bâtiment moderne préféré dans la capitale – et de conseille aux gens d’aller l’admirer. C’est peut-être subjectif, parce que je connaissais John Parkin, mais ça demeure de la grande architecture.
Tobi Nussbaum : De l’architecture passons maintenant à la planification dans les années 1960. Nous avons parlé des promenades du canal Rideau, mais pas encore des promenades Sir-George-Étienne-Cartier et Kichi Zībī Mīkan. Heather, pourriez-vous nous rappeler l’histoire de leur création et la raison pour laquelle on les a construites?
Heather Thomson : Oui. D’abord vers l’est, la promenade Sir-George-Étienne-Cartier [alors] la promenade Rockliffe [et] le parc Rockliffe existaient déjà, même à l’époque où M. Todd a été engagé pour préparer son rapport. Il envisageait d’agrandir le parc Rockliffe et de disait : « Hey, il y a bonne occasion à saisir ici. » Il a recommandé de prolonger cette promenade aussi dans cette direction, puis la promenade de l’Est. Dans le plan suivant, il était recommandé que la promenade soit prolongée jusqu’à ce qui allait devenir la Ceinture de verdure. Ce qui a été fait. Rockcliffe était en quelque sorte le point de départ. À l’époque, le tramway transportait encore les gens le long de la promenade. Puis ça a fini par changer. C’était assez intéressant, à ce moment-là, et en lien avec ce qu’a dit Barry, au milieu du siècle, le parc de Rockcliffe était si populaire que la CCN disait qu’elle devait créer de nouveaux parcs, comme ce que sont devenus Vincent Massey et Hog’s Back. Parce que les gens s’y entassaient et il fallait réfléchir à d’autres moyens de leur permettre de sortir pour profiter des lieux publics et des espaces verts. Alors c’était intéressant. L’actuelle promenade Sir-George-Étienne-Cartier est le fruit de nombreuses itérations d’un plan établi tout au début, en ayant comme point de départ la promenade de l’Outaouais. Dans la même veine, cela fait partie des idées de M. Todd qui ont été reprises dans le plan Holt-Bennett. Et, plus tard, dans le plan Gréber. Mais c’est grâce au plan Gréber que nous avons pu enfin dire : « Vous savez quoi? Supprimons les voies ferrées. » Puis la CCN a eu la capacité de le faire. Donc, dans les années 1960, on les a enlevées. Et la construction de la promenade a commencé. Une chose très intéressante à propos de la promenade de l’Outaouais, c’est qu’à l’époque, la CCN rédigeait des documents de conférence sur l’importance de l’esthétique de ces promenades. Il faut savoir qu’avec le mouvement des années 1960, nombre de ce qu’on appelait des promenades devenaient en fait de simples autoroutes. Elles perdaient alors beaucoup de leurs qualités esthétiques, malgré le fait qu’elles étaient au bord de l’eau. La CCN a vraiment défendu l’importance de l’esthétique; de la beauté naturelle, des points de vue et des panoramas, en quelque sorte. Ce que nous apprécions mais ne reconnaissons pas nécessairement aujourd’hui, à propos de la rivière des Outaouais, maintenant la promenade Kichi Zībī, c’est l’architecture paysagère et son caractère très intentionnel. Lorsque vous roulez, ou sur le sentier polyvalent, la vue spectaculaire n’est pas due au hasard. Tout a été prévu pour rehausser ainsi le caractère expérientiel des lieux. Même la végétation, et les autres choix conceptuels le long de cette promenade, était tout à fait intentionnelle. Certains éléments des ponts ont été soigneusement conçus pour créer une expérience visuelle attrayante. Alors… Je sais que Barry voulait en parler.
Tobi Nussbaum : C’est un point très intéressant à propos des promenades et du caractère délibéré de leur construction. Ce qui nous amène à un autre point de tension, une hypothèse que je soumets à vous deux, à savoir : je suis toujours frappé, lorsque je relis les plans Bennett et Gréber, par l’importance accordée à l’automobile, aux besoins en stationnement et aux trajets dans la capitale. Il me semble que les deux plans étaient très centrés sur l’automobile. J’ai été plus surpris par M. Gréber. J’aurais cru qu’un Européen serait davantage conscient de la valeur et de la forme de la vieille ville. Et malgré cela, la place faite à l’automobile est prédominante. Puis, au début des années 1970, il y a eu Douglas Fullerton à la tête de la CCN; un non-adepte du véhicule privé qui a commencé, je crois, à créer un état d’esprit poussant à réfléchir davantage à l’accès public et aux questions environnementales. Le mouvement environnementaliste était en croissance, au début des années 1970, M. Fullerton lançait les vélos-dimanches. À ce moment-là, Ottawa n’était que la troisième ou quatrième ville nord-américaine à introduire le concept de « rue ouverte ». M. Fullerton, qu’il faut remercier pour la patinoire du canal Rideau… Alors, est-il juste de dire, Barry, que dans les années 1970, nous commencions à voir un changement dans la planification du transport et, peut-être, dans le rôle que la CCN estime devoir jouer dans l’exécution et la promotion de certains autres mouvements un peu plus progressistes, dirions-nous aujourd’hui, dans certains domaines? Ou est-ce une description trop réductrice de la situation?
Barry Padolsky : C’est une très bonne question, un très bon sujet. Il faut voir les choses dans le contexte d’un changement de valeurs et de la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’Amérique du Nord et l’Europe vivaient une histoire d’amour avec le véhicule privé. Il symbolisait la liberté et l’indépendance, et permettait d’échapper à la congestion des villes. C’est ce qui rend le phénomène compréhensible. De plus, la Standard Oil et General Motors encourageaient son utilisation. Elles voulaient, et Ford aussi, que les gens conduisent des autos produisant le carbone qui nous afflige aujourd’hui. Votre question porte aussi sur la transformation des attentes du public en matière de participation aux décisions concernant les villes, je crois. Il est donc utile de revenir, comme vous l’avez mentionné plus tôt, sur la Commission du district fédéral, que le gouvernement du Canada a créé en 1927. On partait alors de l’hypothèse que la capitale gagnerait à être gouvernée comme un district fédéral. Il faut le dire, car c’est un courant auquel adhéraient plusieurs premiers ministres depuis Wilfrid Laurier, y compris Mackenzie King. Ils imaginaient que nous devrions être un district fédéral, comme Washington et d’autres districts fédéraux, et que ce serait un exemple pour le reste du pays en matière de planification et de construction urbaine. Si une capitale est construite correctement, les autres s’en inspireront. Cette idée a perdu du terrain dans les années 1950 et 1960. Une chose encore à propos de votre commentaire sur le passage d’une culture axée sur l’automobile vers une culture du transport actif, comme nous l’appelons maintenant dans les transports publics. Les populations de nombreuses villes ont exigé que l’administration municipale les écoute et adopte une position plus écologique, une position de conservation; et accorde plus d’importance au transport en commun. Dans les années 1960, j’ai participé, en tant qu’étudiant ou du moins en tant que jeune architecte militant, au processus de planification de la capitale entrepris par la municipalité régionale d’Ottawa-Carleton. Pour la province de l’Ontario, et pour d’autres, il est devenu clair que les petites municipalités devaient avoir une idée plus globale de la gouvernance des infrastructures du transport, des égouts, etc. Ce fut un tournant, dans la capitale, lorsqu’à la fin des années 1960, la responsabilité de la planification des régions urbaines a été transférée aux autorités locales. C’est là qu’à mon avis, le rôle de la CCN s’est spécialisé dans le paysage, notamment pour les promenades et d’autres domaines plus restreints de compétence fédérale. Le public exigeait de pouvoir s’exprimer et élisait des jeunes aux idées radicales au conseil municipal. À Toronto, il y avait John Sewell et à Ottawa, Brian Bourns et Marion Dewar – et toutes les personnes militantes qui tenaient à considérer la ville dans son ensemble et la gouvernance, dans une perspective municipale. C’était dans l’air du temps. Et la CCN, dirigée par des personnes comme M. Fullerton, adhérait vraiment beaucoup à ces idées. C’est à cette époque, vous savez, avec le rapport de M. Fullerton sur la gouvernance du Canada et la Commission Massey, que les choses ont pris une tangente « ésotérique » qui n’intéressait plus que les personnes férues d’histoire telles que vous. Mais il s’agissait d’un point de transition où, disons, les gens se sont approprié l’ordre du jour, dans une perspective de conservation des quartiers. M. Fullerton abondait dans le même sens.
Heather Thomson : Ce que vous dites est très intéressant, Barry, et tellement important. Vous avez raison à propos du mouvement de participation à la planification; ce qui n’était pas le cas avec le plan Gréber et d’autres cadres connexes. Cela dit, en ce qui concerne l’automobile j’ajouterais que M. Fullerton était peut-être en train de ramener la CCN à ses racines. Car, et nous en avons parlé au début, la promenade du canal Rideau n’était pas destinée aux autos. Les autos étaient rares à Ottawa, dans ce temps-là. Elle avait été conçue pour les chevaux et les attelages; pour le vélo, la marche. Les gens en faisaient un usage récréatif. Ce que M. Todd envisageait, c’était aussi des allées et des promenades non destinées aux véhicules. Même si les autos commençaient à arriver, l’idée qu’on s’en faisait était très différente à l’époque qu’aujourd’hui. C’est l’un des défis qu’il fallait relever. M. Fullerton voyait probablement que les promenades risquaient de devenir de simples routes de navettage et perdre leur valeur panoramique et récréative d’origine. C’est à ce moment-là qu’il a créé la patinoire et réitéré l’importance de tels endroits à des fins récréatives. Et c’est intéressant. Récemment, nous avons mené une étude sur le canal Rideau en collaboration avec Parcs Canada et la Ville d’Ottawa, et les mêmes thèmes reviennent continuellement, à savoir que les gens tiennent beaucoup au canal Rideau et à son environnement, en raison des bienfaits qu’ils en tirent pour la santé. Cela fait encore écho au discours de M. Todd. Que les gens de la ville aient accès à des espaces verts et puissent prendre un peu de répit de la ville. Et même si le genre de répit recherché aujourd’hui n’est pas le même qu’en 1899, on en tire quand même des bienfaits sur la santé et le bienêtre. Les gens ont encore besoin d’espaces verts. Ils en réclament, à mon avis. Comme vous l’avez dit, les gens participent plus qu’avant à la planification, ce qui, d’une certaine façon, nous ramène à quelques-unes des idées que nous avons eues au début.
Tobi Nussbaum : Nous avons beaucoup parlé des hommes et de la planification au masculin jusqu’à maintenant, et j’aimerais passer aux années 1990 pour parler un peu de Jean Pigott. Heather, aimeriez-vous nous la présenter et nous dire quelles ont été ses contributions les plus importantes, selon vous?
Heather Thomson : Eh bien, voilà. Je suis ravie que vous en parliez. Je pense aussi, Tobi, qu’il est intéressant de revenir sur l’année 1899. En 1898, les femmes n’avaient pas encore le droit de vote. Elles n’avaient pas le pouvoir d’exprimer leurs vues politique – et ne l’auraient pas avant une vingtaine d’années encore. Alors, quand on y pense, c’est… wow! En 1899 et même après, au cours des années Gréber – et même avec Charlotte Whitton à la mairie, une force solide avec laquelle il fallait compter – les hommes assumaient une grande partie de la planification et de la prise de décision. Cela dit, pour les questions de conservation du patrimoine, il y avait beaucoup de femmes à l’œuvre dans l’ombre, et ce, dès les années 1890. Des personnes comme la femme de Wilfrid Laurier, Zoé, ont contribué à la création de la Canadian Women’s Historical Society, aujourd’hui la Société historique d’Ottawa. Des femmes ont travaillé dans la conservation au cours de ce siècle, vous savez; durant une centaine d’années. Même la femme de Thomas Ahearn, Margaret. Quand on pense aux forces qui ont bâti la capitale, nous pensons surtout aux hommes, mais beaucoup de femmes ont travaillé en coulisses. Mais, comme l’a dit Barry tout à l’heure, leurs noms sont parfois tombés dans l’oubli. Ça ne risque pas d’arriver à Jean Pigott, je pense, car son travail à la CCN lui a valu une telle reconnaissance qu’elle est presque devenue le visage de l’organisation. Lorsque je parle d’elle à d’anciens collègues de la CCN, ils n’ont que des éloges à propos de sa passion pour la capitale et le boulevard de la Confédération qui, je crois, est l’une de ses plus grandes réalisations. L’idée de créer une boucle de découverte; un moyen de comprendre la capitale et d’en faire l’expérience, des deux côtés de la rivière, et de voir les sites et points de repère d’importance qui longent cet itinéraire; de donner une identité propre à tout cela… Et, vous savez, ceux de mes anciens collègues qui l’ont connue parlent encore de sa passion pour la capitale. C’est très intéressant. Et je pense à la pérennité de tout cela. Vous serez probablement d’accord avec moi, Tobi, qu’il est difficile de ne plus travailler à la CCN sans continuer de ressentir une passion pour la capitale; une passion qu’a ardemment défendue Mme Pigott.
Tobi Nussbaum : Barry? Avez-vous eu la chance de la voir à l’œuvre?
Barry Padolsky : Oui. Je suis allé quelquefois à son bureau – et me suis régalé des biscuits qu’elle y offrait! J’ignore si elle les avait faits elle-même, ce matin-là, ou si elle les avait achetés à la pâtisserie. Je me souviens d’elle comme d’une militante; la capitaine d’une équipe. Elle était une source d’inspiration, de motivation. Elle s’y connaissait en politique et elle était habile. Il faut dire qu’elle venait du milieu. Elle en connaissait les ficelles. J’ai beaucoup d’estime pour elle. Les années 1990, qu’elle a dirigées, ont également été la continuation de la période où, si je peux le dire en toute franchise, la CCN s’est spécialisée dans la prise en charge des éléments de la ville, et je ne dis pas cela pour être désobligeant, car c’est une chose que j’aime vraiment beaucoup, [des éléments] qui formaient le « parc thématique fédéral ». Il faut reconnaitre que la présence fédérale dans la capitale avait pour intention de mettre en valeur les institutions, les avenues... Quand on regarde Hull […], on voit la présence fédérale, mais c’est sous la forme d’immeubles de bureaux massifs. Et je ne crois pas que ça représente ce que nous espérions du côté québécois de la rivière. C’était davantage une façon tonitruante de dire que nous avions une empreinte au Québec, maintenant, et que nous y faisions travailler des milliers de personnes. Mme Pigott, avec l’idée du boulevard de la Confédération, tentait de reconnaitre le côté québécois à la capitale d’une manière qui n’avait jamais vraiment été tentée auparavant. Elle beaucoup de mérite de l’avoir fait – et pour l’ascendant qu’elle avait sur les gens.
Tobi Nussbaum : Faisons un bond vers le 21e siècle, car il ne reste que quelques minutes. Il y a encore deux thèmes que nous n’avons pas encore abordés, mais que j’estime être importants, sur l’histoire plus récente de la CCN. Le premier est celui de la réconciliation avec les peuples autochtones. Nous avons déjà parlé des origines de la CCN, qui remontent à 1899. Et il est entendu que l’histoire du peuple algonquin sur le territoire de la capitale nationale remonte à des milliers d’années. Depuis la création de la Commission de vérité et réconciliation, la CCN a mis en œuvre bon nombre de ses recommandations de manière très ambitieuse et a proactivement établi des liens, y compris en consultant le peuple algonquin sur des enjeux importants. C’est digne de mention. Le deuxième thème : nous avons beaucoup parlé des travaux qui ont suivi le plan Gréber pour ce qui est du retrait des voies ferrées et de l’ouverture des voies navigables, et ce thème a pris beaucoup d’importance au 21e siècle; notamment ces dix dernières années, où on a reconnu, à la CCN, mais aussi dans les villes du monde entier, que les cours d’eau offrent beaucoup de possibilités de créer des lieux publics qui rapprochent les gens de l’eau. Nous le constatons aujourd’hui avec la CCN, dans bon nombre de projets. Je vous invite à vous exprimer sur l’un ou l’autre de ces thèmes pour 2024. Ou sur tout autre chose que vous jugez importante et dont vous voudriez parler avant de terminer cette conversation. Y a-t-il d’autres points à aborder? Barry? Est-ce qu’autre chose vous vient à l’esprit quand vous pensez à la CCN des 25 ou 30 dernières années? Question de nous assurer d’avoir parlé des points les plus importants.
Barry Padolsky : Eh bien… Je salue certainement le travail effectué pour « traduire » les appels à l’action de la Commission de la vérité et réconciliation. Je pense que la CCN et le gouvernement du Canada apportent leur contribution dans la capitale. Dans certains cas, il est possible que ce ne soit que symbolique ou esthétique; et que ça ne change pas la vie des gens qui vivent à Vanier ou dans une réserve. Mais malgré tout, je crois que c’est un pas important, y compris en ce qui concerne la reconnaissance de la beauté des rivières qui traversent cette capitale. J’aimerais me projeter 125 ans en avant et poser la question : « Quel devrait être le rôle du gouvernement fédéral et de la CCN pour les 125 prochaines années? » Ma perception de la gouvernance de la région de la capitale; les municipalités, les provinces et le gouvernement fédéral… L’incapacité que nous avons encore aujourd’hui à faire face à la croissance… Nous sommes maintenant 1,4 million dans la région de Gatineau-Ottawa. Statistique Canada et d’autres organismes surveillent la croissance démographique au Canada, et compte tenu de nos politiques d’immigration actuelles, qui font entrer plus d’un demi-million de personnes par année au pays, les prévisions pour Gatineau-Ottawa d’ici 2067 indiquent que la population augmentera probablement d’environ un million. Dans le plan Gréber, les prévisions s’élevaient à 250 000 à 500 000 personnes. Mais dans les 25 à 30 prochaines années, c’est un million de plus que nous aurons. Alors, comment la CCN pourra-t-elle aider à guider le logement de toutes ces personnes, l’infrastructure du transport public et tout ce qu’il y a dans les plans directeurs passés? Même dans le plan actuel pour la capitale du Canada, qui va jusqu’en 2067, on ne parle pas de ces questions.
Tobi Nussbaum : Eh bien, ce sera le sujet d’un prochain balado, car nous manquons de temps pour celui-ci. Mais vous posez là une question importante, Barry. Et je pense vraiment que ce serait un bon sujet de conversation future. Heather, j’aimerais vous donner la chance de nous dire si nous avons oublié quelque chose. Y a-t-il une chose que vous aimeriez souligner, notamment à propos de l’histoire récente de la CCN?
Heather Thomson : La question de la vérité et de la réconciliation avec les peuples autochtones. C’est un sujet très important sur lequel nous ne nous sommes pas vraiment concentrés quand nous avons parlé de 1899 à aujourd’hui, et c’est un aspect essentiel. En ce qui concerne la vérité, par exemple; la reconnaissance. Récemment, les gens – et la CCN – reconnaissent volontiers que nous sommes sur un territoire non cédé. Nous sommes sur le territoire traditionnel de la Nation algonquine. Il me semble important de commencer par là. La partie sur la vérité. Nous faisons des efforts à cet égard, même s’il reste encore beaucoup à faire. Compte tenu de la croissance et des autres pressions que nous subissons, il sera d’autant plus important de discuter et de travailler avec la Nation algonquine, entre autres, notamment à propos des voies navigables et de la planification future. C’est intéressant. Comme vous le savez, je représente la CCN au sein de son comité consultatif sur la toponymie. Nous avons mené des projets emballants. Nous avons changé le nom de la promenade Sir-John-A.-Macdonald, l’ancienne promenade de l’Outaouais, pour Kichi Zībī Mīkan; et de la pointe Nepean, aujourd’hui la pointe Kìwekì. Il est très important d’intégrer la langue algonquine au domaine public. Mentionnons aussi le travail de nos collègues archéologues, en particulier avec l’école de fouilles archéologiques Anishinàbe Objìbikan, au parc du Lac-Leamy, où l’on a découvert 8 000 ans d’histoire. Et voir la Nation algonquine – et ses jeunes – travailler à cette école… Les artefacts trouvés appartenaient à leurs ancêtres. C’est le genre de choses vraiment passionnantes et importantes pour l’avenir.
Tobi Nussbaum : Eh bien, je vous remercie d’avoir eu cette conversation avec moi. Dans ce genre de balado, on ne peut qu’effleurer les sujets. Vous avez aidé à mieux comprendre certains des moments et thèmes clés de l’histoire de la CCN et de ses prédécesseures. Barry, Heather, merci beaucoup d’avoir été avec nous aujourd’hui.
Barry Padolsky : Merci de votre accueil.
Heather Thomson : Un grand merci!
Tobi Nussbaum : Voilà qui termine cet épisode d’Histoires de la capitale. Soyez des nôtres pour le prochain, au cours duquel nous continuerons à célébrer nos réussites, revenir sur nos défis et regarder vers l’avenir de la région de la capitale nationale. Merci de votre écoute.